À Léo.
Levers de soleil sur l’infini
«Y a pas d’vue!», a décrété mon père Léo avant d’entrer dans le logement que je venais d’acquérir dans le Vieux-Rosemont, à Montréal, en 2001. Sur le balcon avant, il avait vainement tenté de déceler un coin de montage, un soupçon de forêt, un terrain vague, à défaut d’un champ… Il ne voyait que des habitations de trois étages, collées les unes sur les autres, formant, à ses yeux, un mur de brique.
J’ai protesté, vantant les charmes des escaliers en serpentin et des détails architecturaux des habitations de mes voisins. J’ai souligné les avantages de vivre à proximité de la rue Masson, une véritable artère commerciale de quartier, où l’on peut tout trouver, même un ami. Et la présence, à quelques minutes de marche, de beaux parcs et du Jardin botanique. Je lui ai aussi rappelé que j’avais la chance inouïe d’avoir une cour, à l’arrière.
Après avoir traversé le logement pour inspecter cette fameuse cour, Léo a émis un autre verdict assassin : «Le terrain est croche!». J’ai encore une fois rouspété. «Ben voyons donc¡ Le terrain n’est pas croche, il est en pente. C’est rare à Montréal de vivre sur une colline. J’adore ça!».
«Tanr mieux pour toi si tu aimes ça», qu’il m’a dit, regrettant déjà d’avoir jeté des ombres sur mon enthousiasme. Le mal était fait. Ses remarques avaient réveillé mon plus grand regret immobilier. Si, en choisissant de vivre dans la Métropole du Québec, j’ai fait sans peine le deuil de posséder un jour une maison à trois étages, je supporte beaucoup plus difficilement l’étroitesse de l’horizon qui est depuis mon lot quotidien. Difficile, en effet, de renoncer à ces «vues» qui ont nourri mon enfance et mon adolescence, dans la Vallée de la Matapédia, et mon entrée dans l’âge adulte sur les bords du Saint-Laurent, à Rimouski. Quand on a grandi entre deux chaînes de montage, avec des bruits de rivière comme berceuse et un lac immense comme piscine, la quête de «vue», dans la définition qu’en avait mon père, est inscrite dans son ADN.

Ma maison paternelle, Sayabec, Vallée de la Matapédia au Québec.
Je n’ai jamais réussi à faire comprendre à mon père qu’en acquérant un modeste logement sans «vue», dans un quartier de Montréal qui, en 2001, n’était pas encore frappé par la spéculation immobilière, je créais l’espace nécessaire dans mon budget pour m’offrir, et à petit prix, les plus belles vues de la planète. Depuis 2001, j’ai donc arpenté les sentiers du Paradis bohémien, à la frontière entre la République tchèque et la Pologne; j’ai marché dans les forêts humides du Costa Rica; j’ai plusieurs fois regardé la mer en marchant sur le Malecon, à la Havane; j’ai fait des sauts de puce et des séjours plus long dans les déserts du Nevada et de Californie… Zabriskie Point… La Vallée de Panamint…

Mon premier lever de soleil à Zabriskie Point, Vallée de la mort, Californie, février 2007. Photo : Jacinthe Tremblay
Je suis retournée des dizaines de fois dans ma Vallée natale, chaque fois touchée par la majesté du Fleuve, des Chic-Chocs et des Appalaches, ces chaînes de montagnes qui ont été mon terrain de jeu jusqu’à 18 ans. Depuis le dernier souffle de Léo, pendant un magnifique coucher de soleil, le 22 avril 2008, j’ai fait de Terre-Neuve ma «neuve terre», celle où je me gave de grandes eaux, de montagnes et d’horizons infinis. D’une certaine manière, j’ai le sentiment de respecter sa vision de la «vue», à la puissance mille.
En 2009, à la faveur du boulot, j’y ai séjourné plus de deux mois, entre Fog, rochers et autres beautés.
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Mon choix immobilier de 2001 a donc eu les effets escomptés. Je remplis, le plus souvent possible par des voyages avec «vues», l’espace laissé dans mon budget par l’acquisition d’une propriété abordable. Et si je peux me permettre ces escapades fréquentes, c’est aussi grâce à un autre legs de mon père : un souci de tous les instants d’étirer le dollar par une saine gestion des revenus et dépenses. Et en tirant profit, allègrement, de toutes les offres, même celles qui semblent les plus farfelues, des concepteurs du programme de fidélisation Aéroplan.
C’est ainsi que dans quelques heures, je m’envolerai à nouveau vers St.John’s, Terre-Neuve, grâce à des milles aériens récoltés dans les bacs de recyclage du Vieux-Rosemont, depuis 2007. Cet exploit, je le dois, je crois, à un autre ingrédient inscrit dans mon ADN : la capacité qu’avait ma mère, une Montréalaise, de «voir» et d’apprécier les multiples splendeurs des environnements densément peuplés. Et j’ai exercé cette habileté avec une intensité accrue depuis l’arrivée d’un chien dans ma vie, en juillet 2002.
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À Thérèse
et chien urbain
Il s’appelle Saku et il partage ma vie, depuis bientôt six ans, pour le meilleur et trop souvent pour le pire. Mes promenades quotidiennes avec ce diable d’animal, proche descendant du loup carnassier, m’ont permis de découvrir avec ravissement les moindres détails des infrastructures et aménagements urbains de Montréal, ceux du Vieux-Rosemont en particulier. Je me suis, à maintes reprises, nourri de la beauté des levers de soleil au-dessus des toitures des logements ouvriers centenaires de mon quartier d’adoption. Je ne cesse de me délecter à la découverte des vitraux qui ornent encore plusieurs fenêtres de mon quartier ainsi que des sculptures de castors et feuilles d’érables, entre autres, qui agrémentent certaines façades de brique des environs de ma résidence.
Mes marches avec mon chien urbain m’ont aussi rapproché des humains qui m’entourent, transformant ce coin de ville en village. Je ne compte plus les visages connus et reconnus au fil des mois de promenade au bout de la laisse; de leurs sourires complices et, parfois même de leurs confidences. Tout comme je ne cesse d’additionner les nouvelles et belles connaissances – les nouvelles amitiés même – tissées lors de mes fréquentations d’enclos canins, à Rosemont et à Outremont.
C’est aussi grâce à ce devoir de maîtresse d’un chien urbain que j’ai constaté, un mardi matin d’avril 2007, que je pouvais récolter des milles aériens dans les bacs verts. Je me suis donc joint à la confrérie des glaneurs urbains qui, en 2009, a vu croître de façon table le nombre des glaneuses de l’Âge dit d’or. Elles, ces nouvelles collègues de rondes de bacs du mardi matin, fouillent visiblement dans les matières recyclables pour arrondir leurs fins de mois. Peut-être pour manger. Moi, je me livre à l’exercice pour m’emvoler vers des «vues» de grands espaces et d’horizons infinis. Quelle chance, tout de même!
Dans mes rondes de bacs, j’ai récolté beaucoup plus que des milles aériens. J’ai exercé ma sensibilité à déceler l’humanité au-delà de l’anonymat des villes. Cette autre vision des «vues» est également inscrite dans mon ADN. C’est un legs de ma mère Thérèse, Montréalaise de naissance et infirmière-travailleuse sociale avant de devenir, en prenant mari, une Matapédienne d’adoption. C’est en visitant mes grands-parents, à Ville-Émard, que j’ai entendu parler l’anglais pour la première fois, aperçu mes premiers Noirs, eu mes premiers contacts avec des Chinois et des Italiens, et aussi, découvert les gratte-ciel, l’art contemporain – Pellan – et constaté que l’on pouvait se déplacer en commun. Depuis, je vois aussi les villes comme des espaces ouverts sur l’infini.
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Avant de m’établir à Montréal, à 20 ans, j’adorais ces paroles de la chanson les Gens d’en Bas, de Gilles Vigneault. «On est d’en Haut ou bien d’en Bas, quand on voyage on apprend ça.». Je sais maintenant que «Je suis d’en Haut et d’en Bas». En voyageant j’ai appris ça… Et c’est sans doute pourquoi j’ai décidé d’utiliser le billet d’avion de mes rondes de bas verts pour aller passer le cap de l’an 2010 à St-John’s, Terre-Neuve. C’est que là, on peut à la fois vivre sa ruralité et son urbanité, avec, en prime, la compagnie d’un chien urbain.

Vue de Saint-Jean de Terre-Neuve depuis Signal Hill. Août 2009. Photo : Jacinthe Tremblay
27 décembre 2009.
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