Conte urbain 2008 – Tours du monde autour d’un quadrilatère

Préambule sous forme de rappel…

Depuis le début d’avril, je ramasse patiemment, régulièrement, systématiquement et de plus en plus passionnément, les milles Aéroplan dans les bacs de recyclage d’un minuscule quadrilatère d’un tout petit quartier de Montréal, le Vieux-Rosemont.  Sur trois trottoirs, du nord au sud, et autant d’est en ouest, une fois par semaine – le mardi – j’ai ajouté à ma banque de rêve vers ailleurs 1 500 milles Aéroplan laissés à la rue par des buveurs de jus Tropicana et des mangeurs de barres tendre et de gruau Quaker. (…) La promotion Tropicana se termine le 31 décembre. Mon aventure de chercheuse de milles dans les bacs verts tire à sa fin.
Extrait du conte urbain 2007. Coming out, « Je fais les bacs verts ». (l’intégrale est disponible dans la catégorie contes urbains).

À mon plus grand ravissement, la promotion Tropicana s’est poursuivie en 2008.

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Coming out, la suite

Max et Tan, mes précieux complices Tropicana

Max et Tan, mes précieux complices Tropicana

Le 12 décembre 2008, après l’entrée d’un code de barres tendres  dans ma page personnelle du site Internet http://www.stationdejeuner.ca, j’ai éprouvé un intense sentiment d’accomplissement. Depuis avril 2007, j’avais réussi à accumuler 8000 milles Aéroplan grâce à mes fouilles dans les bacs verts du Vieux-Rosemont. Enfin presque. Car j’ai aussi récolté, à la faveur de mes visites au parc canin d’Outremont, quelques dizaines de milles dans des bacs verts de cet arrondissement, où, selon mes observations, les acheteurs de jus de marque surpassent en concentration ceux du Vieux-Rosemont. J’ai surtout pu compter sur la complicité du clan de Tan, mon dépanneur de bière et de philosophie, pour allonger les résultats de ma quête.

«Qu’est-ce que tu peux obtenir avec ça ? », m’avait demandé Tan en juillet dernier.

– Même pas un toaster, mais beaucoup de plaisir. Et aussi des ajouts à ma vraie banque de milles qui grossit à chaque achat payé avec ma carte de crédit.

Tan a ri. Il a des rires délicieux. Mais je voyais bien qu’il ne comprenait toujours pas. C’est quand je lui ai expliqué que ces fameux milles m’avaient permis de voyager au Costa Rica, au Nevada, à Terre-Neuve et à Chicago qu’il a décidé d’enrichir ma banque. Depuis, j’ai fait le court trajet entre son petit commerce au coin de ma rue et ma maison avec cinq sacs verts débordant de contenants de jus Tropicana sans pulpe.

«Où vas-tu aller avec tes 8000 milles», m’a-t-il demandé la semaine dernière.

Nulle part Tan. Nulle part. Il faut au moins 15 000 milles pour aller à Québec en avion. Mais ce n’est pas grave. J’ai fait tellement de tours du monde en ramassant ces 8000 milles.

Tan en pose et en pause

Tan en pose et en pause

Tan a souri. Tan a des sourires délicieux.

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Au fil de mes mois de rondes matinales les jours de  collectes sélectives, j’ai guéri avec succès mon Syndrome de l’imposteur. Je suis maintenant membre à part entière de la confrérie des glaneurs et des glaneuses du Vieux-Rosemont.

Roger, le détenteur incontesté du  monopole de la récupération des bouteilles de bière en verre, me salue avec respect. J’ai appris son véritable nom depuis l’an dernier mais j’ai décidé de l’oublier. Roger lui va très bien. Marcel (?) est un autre régulier dont je ne suis pas parvenue, malgré des efforts soutenus, à identifier le créneau, me jette des regards furtifs sans cependant craindre ma concurrence. Les autres piliers circulent à vélo. Je les fuis avec prudence, de peur que mon chien les confonde avec les livreurs de circulaires et les facteurs, contre lesquels il affiche une haine ouverte en grondant.

Depuis quelques mois, un nouveau visage s’est parfois ajouté à cette faune pionnière. Martin? Mathieu? Stéphane? J’hésite à le baptiser mais ces prénoms pourraient convenir. Il habite sur le Plateau, se déplace à vélo et il cherche des petits objets décoratifs de bon goût. Il fait partie de la légion grandissante des ex-salariés qui se présentent maintenant comme des travailleurs autonomes. Un statut qui a l’immense avantage de donner de la dignité à de vaines recherches d’emploi et de justifier la fouille des bacs verts par un vague projet de recherche en  anthropologie urbaine. Comment pourrais-je lui reprocher sa parade?

Martin, Mathieu, Stéphane (qu’importe) et moi avons fait connaissance dans une mine d’or de la rue Lafond, entre Masson et Laurier. Il a mis dans son sac à dos des tasses en parfait état, une lampe de chevet et quelques ustensiles de cuisine en inox. J’ai demandé et obtenu son autorisation – c’est la loi chez les récupérateurs de la rue : le magot était le sien puisqu’il était arrivé le premier – pour remplir mon sac de plusieurs ouvrages de Marx et d’Engels, des Dossiers de Québec-Presse et des numéros 8 et 14 des Cahiers du socialisme et de Pour Montréal, de Jean Doré.

Qui étaient les propriétaires du condo d’en face qui, à la faveur d’un déménagement, avaient décidé de jeter à la rue les débuts de leur âge adulte et un certain passé de  gauche, en lectures sinon en actions?  J’ai préféré m’abstenir d’enquêter et j’ai placé mes trouvailles dans ma bibliothèque, en me disant qu’en ces jours sombres pour notre «système», pour notre Ville et pour l’indépendance journalistique, il pourrait être intéressant de les relire… Moins pour reprendre le suivi servile des Cinq grands que pour s’inspirer d’une époque au cours de laquelle il y avait des idées et de tentatives collectives de changer le monde.

Car notre monde en a bien besoin.

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Après quelques mois de rondes de quadrilatères, j’ai cessé de faire le décompte des énormes téléviseurs de modèles relativement récents laissés en pâture sur les trottoirs. Il fallait plus mince, plus grand, plus techno. Et au diable la dépense effectuée avec des cartes de crédits de grandes chaînes et leurs taux d’intérêt usuriers!

J’ai vu des dizaines de divans sans aucune fibre éraflée par des chats, aux coussins fermes sur lesquels aucun enfant n’a jamais sauté. J’ai regretté très souvent ne pas posséder une fourgonnette. J’aurais remplacé quelques pièces de rangement de vêtements dont, un jour, par un ensemble complet de mobilier de chambre en bois de style scandinave des années 1960. Les bibliothèques? Bien sûr, énormément de mélamine blanche mais aussi, de magnifiques exemplaires en bois auxquels un petit coup de vernis aurait redonné leur classe d’origine.

À pied, et à la maigre force de mes bras, j’ai cependant recueilli une cinquantaine de paquets de papier photographique 8 par 10 dans leur emballage d’origine. En prime, leur donneur acheteur avait laissé deux imprimantes, sans doute remplacées pour cause d’encre épuisée. C’est tellement moins cher d’en acheter des neuves.

La trousseau de ma fille s’est par ailleurs enrichi d’un ensemble d’assiettes, de bols à céréales et de tasses blanches au design assez intéressant. Ses boîtes d’avoirs pour l’avenir contiennent aussi des casseroles de céramique blanche dotées de couvercles transparents.

J’ai refilé à une amie une jolie lampe torchère momentanément inutilisable parce que le métal d’une ampoule y était restée coincée. J’ai remplacé trois chaises de parterre en plastique par autant de sièges identiques en bois trouvées en cinq semaines dans des ruelles différentes, à quelques pas de marche de chez moi. Légèreté oblige, j’ai abandonné à d’autres glaneurs plusieurs grands pots de terre cuite mais j’ai ramassé avec bonheur plusieurs petits jolis cache-pots pour mes plantes.

Plus les nouvelles de crack boursier et de crise du crédit se faisaient bruyantes, plus je me disais que mes récoltes seraient minces. Erreur. Je crois même pouvoir prédire sans me tromper que les derniers jours de 2008 et les débuts de 2009 seront fertiles en richesses jetées à la rue. Dehors, au froid et à la merci des intempéries, je parie que j’apercevrai de vieilles consoles de jeu, des ordinateurs portables jugés trop lourds, d’autres téléviseurs et des montagnes de jouets et de vêtements pour enfants offerts aux passants parce qu’il n’y en aura pas d’autre, après la venue d’un Divin Enfant.

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Avec la multiplication des milles de mes achats systématiques chez Esso et Uniprix (partenaires Aéroplan, est-ce nécessaire de le préciser?), de mes paiements de presque tout avec ma carte de crédit à un mille boni pour un dollar ainsi que de mes entrées régulières de  Tropicana, j’en suis maintenant à me demander comment je vais utiliser les quelque 65 000 milles de ma banque centrale Aéroplan.

«Où vas-tu aller avec tes 65 000 milles», m’a demandé Tan la semaine dernière.

– Probablement dans le désert de la Vallée de la mort, en Californie. Ce serait même chouette d’y être le 20 janvier, quand Barak Obama deviendra officiellement le président des Etats-Unis d’Amérique.

– Pourquoi le désert?

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Parce que c’est magnifique de voir les couleurs changer avec les mouvements de la terre qui semblent faire bouger le soleil et la lune. Parce qu’il n’y a rien à acheter, rien à vendre. Et aussi pour le silence, Tan. Enfin presque.

Parce que dans l’oasis de la Vallée de Panamint, une zone de la Vallée de la mort où j’ai trouvé mon repère, il passe parfois des F-15 et des F-16. La Vallée de Panamint, Tan, est ce qui ressemble le plus à l’Afghanistan. Le gardien du camping du Panamint Spring Resort, où je veux retourner en 2009, s’est un jour fait réveiller par le bruit terrible d’un de ces engins.  Il a cru que c’était la fin du monde. Le pilote, qui avait vu son air horrifié tellement il était près, a fait demi-tour et est revenu le saluer en faisant osciller les ailes de son avion.

– Tu n’as pas peur d’aller là-bas?

– Non, je me sens en sécurité dans la Vallée de la mort. Mais j’aurai très peur de ce qui pourrait arriver dans le monde, le 20 janvier 2009. Au Panamint Spring Resort, je passerai cette journée en paix. Il n’y a ni téléviseur, ni radio, ni téléphone. Seulement un lien Internet haute vitesse grâce au satellite situé juste au-dessus de l’oasis. Où serait-ce plutôt à quelques milles de là, pour alimenter la base militaire d’où décollent les F-15 et les F-16? Si je les entends le 20 janvier, en pleine clarté, alors là, Tan, je vais avoir très peur.

Jacinthe Tremblay

Montréal, le 17 décembre 2008.

Conte urbain 2007 – Coming out, Je fais les bacs verts

Depuis le début d’avril, je ramasse patiemment, régulièrement, systématiquement et de plus en plus passionnément, les milles Aéroplan dans les bacs de recyclage d’un minuscule quadrilatère d’un tout petit quartier de Montréal, le Vieux-Rosemont. Sur trois trottoirs, du nord au sud, et autant d’est en ouest, une fois par semaine – le mardi – j’ai ajouté à ma banque de rêve vers ailleurs 1 500 milles Aéroplan laissés à la rue par des buveurs de jus Tropicana et des mangeurs de barres tendre et de gruau Quaker.

Je l’avoue. J’ai « payé » trois de mes quatre derniers voyages à l’étranger avec des milles Aéroplan. Deux séjours au Costa Rica et un à Vegas.

C’est un luxe de consommatrice qui met TOUTES ses factures sur une carte de crédit qui accorde 1 mille par dollar; d’une mère qui paie TOUS les achats de matériel scolaire de ses enfants de cette manière; et d’une journaliste travailleuse autonome qui profite de TOUTES les offres décentes de multiplier les milles Aéroplan en combinant  toutes les dépenses autorisées par l’impôt dans des commerces qui DOUBLENT ou TRIPLENT les milles Aéroplan.  Et surtout, c’est une pratique astucieuse dans la mesure où je paie TOUT le montant de mes factures à la date d’échéance de ma carte de crédit.

Bref, je profite de ce système qui profite de nous, avec plaisir et détermination.

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L’idée m’est venue un matin comme les autres. Je promenais mon chien. Le contenant de Tropicana, avec son logo orange, m’annonçait, comme ça, pour rien, 10 milles Aéroplan si j’entrais le code sur le site http://www.stationdejeuner.com. J’ai mis le contenant dans le sac de crottes des « au cas où le chien en fait deux ». J’ai entré le code. J’ai eu 10 milles sans rien acheter, rien consommer : c’était parti!  Le mardi suivant – c’est jour de bac dans le Vieux-Rosemont – j’ai raffiné ma méthode. Un sac de tour de taille. Un canif.  Et des yeux tout le tour de la tête pour que personne ne me voit.

C’était sans compter les autres. Les autres qui font les bacs. Impossible de les ignorer et qu’ils m’ignorent. Je risquais d’être perçue, si je n’indiquais pas mes intentions, comme la Compétitrice déloyale, la Voleuse de trésors, l’Intruse illégitime.

J’ai donc décidé de les regarder droit dans les yeux et d’engager la conversation pour  être acceptée dans le club informel qui se partage les biens utiles et réutilisables jetés à la rue. Pour ne pas commettre d’impair, je me suis d’abord adressée à son membre le plus ancien. Je l’appellerai Roger. J’ignore son nom et il ne connaît pas le mien : ce club est anonyme  et comme les AA, il garde le cap sur son objectif un jour à la fois.

Roger, l’œil et le pas vifs, la soixantaine en forme, règne en maître sur la collecte des bouteilles de bières et de boissons gazeuses du Vieux-Rosemont. Les meilleurs mois, il ajoute plus de 200.$ à ses revenus. Il sillonne les rues résidentielles du quartier à pied, poussant un chariot qui contient de nombreux sacs. Quand ils débordent, il allège son chariot en vendant sa marchandise à des propriétaires de dépanneurs situés sur la route.  En plus de tisser patiemment son réseau de clients, Roger a savamment établi un bassin de fidèles fournisseurs parmi les professionnels pressés qui préfèrent ses services à un aller-retour au dépanneur, caisse de bière vide à la main.

J’ai montré à Roger l’objet de mon intérêt : une série de chiffre et de lettres sur une petite bande de carton. Il m’a signifié en hochant la tête que j’avais le champ libre. Pour éviter tout malentendu sur l’étendue de la permission, il m’a présenté les créneaux des collègues. « Elle ramasse la vaisselle. Je pense qu’elle les revend dans des marchés au puce ». « Lui s’intéresse aux livres et aux magazines. Il a des acheteurs sur Masson et sur la Rue Mont-Royal. Il a déjà fait 150.$ en une semaine ». « Celle-là prend les vêtements et certains petits jouets pour enfants ».

Roger et moi avons échangé quelques mots sur les dizaines de sofas impeccables, téléviseurs,  portes et meubles en bois, chaudrons en inox et autres objets encore fonctionnels abandonnés sur les trottoirs. « Il y a des occasionnels qui les ramassent et c’est tant mieux. Mais pour faire ça, il faut une auto et je n’en ai pas », m’a dit le maître du verre et de l’aluminium revendable en reprenant sa route. J’ai pris cette remarque comme une autorisation à diversifier mes activités. En plus de mes  milles Aéroplan, j’ai enrichi ma cour arrière de deux énormes vases à fleurs en terra cota et d’une bibliothèque en osier. Et j’ai trouvé, au pas de ma porte, une balayeuse Electrolux 1958 en acier en parfaite condition.  J’ai ensuite recyclé cette trouvaille en court texte publié dans La Presse sous le titre Hommage aux vieux réparateurs.

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La promotion Tropicana se termine le 31 décembre. Mon aventure de chercheuse de milles dans les bacs verts tire à sa fin. À moins que les experts en marketing d’Aéroplan ajoute à leurs offres des milles sur le contenu des Publi-Sacs ou, mieux encore, de La Presse du samedi, je devrai me rabattre sur mes achats personnels de pétrole Esso ou de papier de toilettes chez Uniprix pour gonfler mon compte Aéroplan. Je fait toutefois confiance à la machine Aéroplan pour dénicher d’autres appâts alléchants pour mes semblables et moi, les chasseurs de prime.

Je m’inquiète toutefois pour mes collègues, les glaneurs et glaneuses de la rue montréalaise, si tous les arrondissements décident, comme Ville-Marie, de passer du bac vert au sac bleu commandité.  Se muniront-ils d’un canif pour les éventrer afin de récupérer les milliers d’objets encore utiles qui seront broyés par les recycleurs privés sous contrat municipal?  Trouveront-ils d’autres fournisseurs pour nourrir leurs petits commerces écologiques?

J’ai posé la question à Roger. Il ne comprend pas ce genre de décision mais il réfléchit très fort à son plan stratégique pour 2008. Nous sommes deux!

Jacinthe Tremblay, 20 décembre 2007