Le 3 juillet, Terre-Neuve-et-Labrador passera à l’heure de la « Bulle Atlantique ». Quiconque habite au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard pourra venir donc y venir sans obligation de quarantaine. L’inverse sera possible aussi. Ainsi en ont décidé les premiers ministres des quatre provinces. Or, plusieurs voix s’élèvent en faveur du maintien serré du contrôle des frontières de la province, notamment par le biais d’une une pétition lancée il y a quelques heures sur le site Change.org et qui accumule les signatures à la vitesse de la hausse du nombre de cas de Covid-19 aux États-Unis. J’en suis.

Le contexte
Terre-Neuve-et-Labrador est Covid-FREE depuis un mois. C’est-à-dire aucun nouveau cas. Bilan, à date : 3 personnes décédées et 258 cas déclarés positifs sont rétablis. Il y a une sorte de nouvelle vie normale, malgré, encore, de nombreuses restrictions prévues à l’alerte 2 en vigueur depuis le 25 juin, et l’appel à respecter les directives d’usage de santé publique, jusqu’à un vaccin ou le constat que le virus a été éradiqué.
D’ici là, le médecin en chef de la province, la Dre Janice Fitzgerald résume ainsi les principes des relations sociales : People, Space, Time, Place. Autrement dit, dans le cas de People, côtoyez de près des gens en qui vous avez confiance (donc, que vous connaissez).
N’empêche, il y a comme un feeling de liberté sécuritaire dans l’air. On se réunit avec bonheur avec des ami.es dans nos cours, on recommence à aller prendre un verre dans notre bar favori et à y saluer nos connaissances, même si c’est à deux pieds de distance, et encore plus extraordinaire, de se permet de faire un collé à l’intérieur à nos très proches ami.e.s et à leurs enfants. Mais pas plus… À l’alerte 2, la Bulle de deux ménages + six personnes (Double Bubble Up) demeure la règle à l’intérieur des maisons. Mais c’est déjà beaucoup.
Depuis le 25 juin, les déplacements à l’intérieur de l’immense territoire de l’île et du Labrador sont autorisés, soutenus par la campagne gouvernementale de promotion du tourisme intérieur Stay Home Year. lancée le 24 juin. L’annonce, le lendemain, de la Bulle atlantique par le premier ministre Dwight Ball a été accueillie avec stupéfaction. Et c’est sans parler de la possibilité évoquée de l’expansion de l’entrée dans la province sans quarantaine à l’ensemble des citoyens du Canada, le 17 juillet,

Après la stupéfaction, est venue l’opposition, y compris par des gens d’affaires, comme le musicien et propriétaire d’un bar du centre-ville de St. John’s, Chris Andrews, dont les réflexions diffusées sur sa page Facebook le 27 juin ont été largement partagées. En voici un extrait. « I can’t for the life of me understand why our Govt ,in such poor financial shape spent a bag of money on a staycation campaign that came out a day before the Atlantic bubble was announced and a Govt that does not understand that a fair majority of NL er’s who were going to staycation are changing their plans cause the uncertainty of our fellow Canadians coming to enjoy our covid free lifestyle here on the Island and the Big Land ».
Pendant ce temps, des quarantaines pour d’autres
La colère vient aussi du fait que plusieurs catégories de personnes qui entrent dans la province sont tenus de s’isoler pendant 14 jours, sans autre droit que d’aller prendre de l’air sur un balcon ou dans leur cour arrière. C’est le cas, entre autres, pour les gens qui ont obtenu une permission d’entrée pour « circonstances atténuantes » signée par la Dre Fitzgerald.
Les gens qui travaillent en rotation dans d’autres provinces, les FIFO, sont autorisés à prendre des marches, seuls, ou à faire des tours dans leur véhicule, seuls, mais ils ne peuvent entrer dans des commerces ou chez leur voisin dans les 14 jours qui suivent leur arrivée dans la province. « Et les touristes des Maritimes, pourraient eux, aller dans des bars dès leur descente du traversier ou de l’avion! », peut-on lire dans plusieurs commentaires sur les médias sociaux et dans les chaumières.
À noter aussi. Plusieurs opposants à la Bulle atlantique et à l’ouverture à tout le monde au Canada sont des gens de la province qui vivent ailleurs. En substance, la fermeture des frontières les peine, parce qu’ils ne peuvent pas venir voir leurs proches cet été, mais ils ne veulent pas risquer de compromettre, par inadvertance, leur santé ou celle des gens de leur village. C’est que ce sale virus est contagieux et que plusieurs de ses porteurs sont asymptomatiques, souligne-t-on aussi.
Les Travels Bans et la Charte des droits
Alors que plusieurs provinces, à l’instar du Canada, ont interdit l’entrée sur leur territoire ou obligé la quarantaine aux gens des autres pays à l’arrivée (à l’exception des travailleurs essentiels – c’est une autre autre histoire), Terre-Neuve-et-Labrador a instauré cette règle pour quiconque arrivait d’une autre province ou territoire canadien, dès la fin de mars. Les autres provinces atlantiques et les trois territoires ont fait de même.
Cette mesure fait l’objet d’une poursuite intentée contre le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador, appuyée par l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) en vertu du « droit à la mobilité » enchassé dans la Charte canadienne des droits et libertés. L’ACLC questionne également l’obligation du port du masque et le refus d’accepter des paiements en argent sonnant et trébuchant.
Au moment d’écrire ces lignes, les Territoires du Nord Ouest ont renoncé à la fermeture des frontières. Par contre, le Yukon et le Nunavut maintiennent fermement d’importantes restrictions d’entrée sur leur territoire.
À ma connaissance, le Québec, l’Ontario, le Manitoba, la Saskatchewan, la Colombie-Britannique et l’Alberta n’ont jamais obligé la quarantaine aux gens des autres provinces ou territoires en dehors des périodes de confinement pour toute la population. Seuls les gens en provenance d’autres pays devaient s’y soumettre.
Le caractère inconstitutionnel, ou pas, des travels bans provinciaux et territoriaux sera vraisemblablement tranché un jour par la Cour suprême du Canada. Terre-Neuve-et-Labrador n’a pas encore fait connaître sa ligne de défense mais le Yukon soutient que la mesure respecte la Charte. Dans sa réponse à l’ACLC, la ministre de la Justice de ce territoire Tracy McPhee, a souligné que : « Comme Canadiens, nous reconnaissons aussi que nos droits doivent avoir des limites raisonnables » – ma traduction.
“In these trying times, it falls on our government to make decisions that strike a balance between individual rights and public safety with the goal of protecting the health and safety of Yukoners. … In charting the course of our response, the Government of Yukon has and will continue to do its very best to find the right balance between collective health and individual liberties” a-t-elle aussi écrit dans sa réponse à l’ACLC, le 3 juin.
Pour leur part, les initiateurs de la pétition Sorry, We’re Closed ont lancé ce message à l’ACLC et aux avocats qui poursuivent la province : Please, postpone your legal battle. Cet appel est précédé de ce texte : « We, residents of Newfoundland on this list do not agree with lifting the travel ban until it is safe to do so. Our province has been slowly healing and going back to normal, we want to keep it that way. The rest of the world is still in the middle of the pandemic, with over 100,000 daily new cases, this is not the time to open our borders. This is NOT the time. The health of our community is more important than travel. This is not the time. Keep the borders closed.»
C’était écrit dans le ciel
Le 4 mai, en marge de la recherche en vue de la rédaction de mon texte pour Ricochet (lien avec sa version anglais, cette fois), j’écrivais à mon contact du Québec pour ce média:
« Ici, pas question d’ouvrir en trombe l’économie, malgré seulement 2 nouveaux cas depuis 15 jours. La province a autorisé une seule mesure de relâchement – la possibilité d’avoir une « double bulle » depuis le 30 avril. Par contre, elle a aussi resserré les règles d’entrée en avion ou en bateau – interdiction d’entrer dans la province pour quiconque n’y vit pas déjà ou n’est pas un travailleur « essentiel » ou n’a pas d’autorisation signée de l’hygiéniste en chef pour des motifs humanitaires. Même les gens qui ont une résidence secondaire dans la province ne peuvent plus entrer.
Si, à l’évidence, cette dernière mesure tue le tourisme venu d’ailleurs, ses effets les plus dramatiques sont liés à l’impossibilité des visites familiales et amicales qui sont au coeur du mode de vie à Terre-Neuve et au Labrador. Depuis 1992 (moratoire sur la pêche à la morue), il y a eu exode massif vers les autres provinces – surtout l’Alberta et l’Ontario. Le boom pétrolier, (années 2005-2011-12), les grands chantiers, les mines, etc. et l’Université Memorial (profs et étudiants étrangers) ont marqué l’arrivée de milliers de personnes venues d’ailleurs. Tout ce beau monde voyage énormément et régulièrement entre la province et « le continent ». Voyageait, devrais-je plutôt écrire.
La fermeture des frontières crée donc, ici, au-delà de la prévention d’une hausse des cas de Covid avec laquelle tout le monde est d’accord, des dommages collatéraux qui ne sont pas nommés publiquement (pas encore, du moins) mais qui font partie des angoisses de la population. Je ne sais pas si d’autres provinces ou territoires ont une démographie similaire aussi généralisée.
C’est clair que je ressens personnellement cet impact collatéral, parce que mes enfants et plusieurs de mes ami.e.s et connaissances sont au Québec. C’est aussi la première chose dont mes proches voisins m’ont parlé dans nos conversations depuis nos balcons respectifs. « La mère d’un ami est décédé la semaine dernière et son fils, qui vit en Colombie-Britannique, n’a pas pu venir la voir » – une Terre-Neuvienne de souche. « On vient du Nouveau-Brunswick. C’est pas demain la veille qu’on va voir nos familles » – un jeune couple.
Mon courriel du 4 mai se concluait ainsi : À plus long terme, si la Covid est pratiquement éliminée ici tout en continuant ailleurs, je ne mise pas gros sur la survie de la légendaire ouverture des Terre-Neuviens et Labradoriens aux gens venus d’ailleurs. À moins que des mesures ultra serrées de quarantaine ne soient instaurées dans les prochains mois pour les arrivants. »
J’avais vu juste…
De la Charte des droits et des déterminants de la santé
La Cour suprême tranchera. Je ne suis pas avocate et je ne m’aventurerai pas dans des arguments légaux.
Par contre, je pense comprendre pourquoi les travels bans les plus stricts ont été imposés à Terre-Neuve-et-Labrador et dans les trois territoires. Malgré la distance, ces espaces ont en commun des systèmes de santé fragiles, des populations dispersées dans des localités éloignées les unes des autres, souvent sans médecin ou autre professionnel de santé physique ou mentale, malgré la forte prévalence de problèmes de santé. Ces espaces ont aussi en commun des zones importantes de pauvreté et des infrastructures d’eau potable défaillantes.
Terre-Neuve-et-Labrador, tout comme les territoires, ont aussi, parmi leur population, un grand nombre de gens qui font, régulièrement, le va et vient à des milliers de kilomètres entre la maison et le travail, en avion ou en auto. La province et les territoires ont aussi en commun d’accueillir, régulièrement, des FIFO et des DIDO dans des mines ou des installations pétrolières, classées comme activités essentielles à l’ère de la pandémie. Pour cette raison, leurs frontières sont demeurées poreuses, malgré les Travel Bans décrétés dans la foulée des déclarations d’état d’urgence sanitaire.
La pétition Sorry, We’re closed, ne le mentionne pas mais tout le monde à Terre-Neuve et au Labrador est conscient de ces réalités. Ici, parole de voisine de mon quartier populaire : « Si un nid de contagion se développe ici, we’re fuc$%$&d. Notre système de santé est incapable de le prendre ».
Post scriptum
Voici le commentaire très pertinent, selon moi, d’un de mes amis sur l’enjeu du respect des droits en période de pandémie, dont le droit à la mobilité. « Quoique j’appuie entièrement les mesures prises par les gouvernements provinciaux pour réduire les risques de transmission du virus, ils auraient dû invoquer la clause nonobstant. Les mesures prises pour empêcher la libre circulation des individus à l’intérieur de l’espace fédéré sont selon moi inconstitutionnelles – j’espère voir la Cour suprême statuer sur cette question de manière à éviter ce genre de dérapage juridico-politique à l’avenir », a-t-il noté.
C’est écrit dans le ciel – la Cour suprême tranchera un jour.