J’ai un jour assisté à un atelier de bande dessinée dans une école primaire de la péninsule de Port-au-Port, sur la côte ouest de Terre-Neuve. Les élèves devaient créer un héros doté de pouvoirs magiques à partir d’un animal qu’ils avaient déjà vu. Sarah, une élève de deuxième année, a dessiné un renard. « Quels sont ses pouvoirs? », lui a demandé son enseignante. « Il peut voir jusqu’en Alberta », a répondu illico la petite fille. C’est aussi le souvenir de cet enfant qui a motivé ma détermination de suivre les traces d’un cas de Covid terre-neuvien venu des sables bitumineux de l’Alberta.
Entre la maison de Sarah et le site de Kearl Lake, source d’un cas de Covid identifié à Terre-Neuve-et-Labrador en mai 2020 il y a près de 8000 kilomètres et plus de 70 heures d’auto, non stop, à partir de St. John’s. Entre l’aéroport de cette ville et le village de Sarah, il faut rouler au moins huit heures. Il faut vraiment des pouvoirs magiques pour voir si loin…
Dans ma quête de documenter la très longue journée entre le départ et de retour à la maison des gens de la province qui travaillent en Alberta ou ailleurs au Canada, j’ai rejoint des hommes et des femmes qui en font ou en ont fait l’expérience… sans pouvoirs magiques.
Un retour pré-pandémie
Damian (nom fictif), un Terre-Neuvien de la côte ouest, qui travaille six mois par année dans le nord de l’Alberta depuis 20 ans. Il a fait le trajet de retour au début de mars. « J’avais réservé depuis longtemps un vol Fort McMurray-Deer Lake, avec de courtes escales à Calgary et Ottawa. Ça ne s’est pas passé comme ça », m’a-t-il raconté. Au premier tronçon, vers Calgary, il atterrit comme prévu après deux heures de vol, auxquelles il faut ajouter l’heure d’attente avant l’embarquement au départ. À Calgary, rien ne va plus. On annonce un problème mécanique. Il faut attendre un autre appareil, qui se dirigera vers Toronto plutôt qu’Ottawa. Le décollage vers Toronto a lieu cinq heures plus tard. Durée du vol : 3,45 heures. Attente à Pearson pour voler vers Halifax : 7 heures. Deux heures dans les airs plus tard, autre escale, cette fois de 10 heures, avant le dernier tronçon, vers Deer Lake. Durée du vol, 1 h 30. Les bagages arrivent vite, ouf!, parce qu’il reste encore deux heures de route avant d’arriver à la maison.
« Quand je suis arrivé, j’ai décidé de me mettre en quarantaine. Même si l’état d’urgence avait pas encore été déclaré au Canada, je savais bien que j’avais peut-être été exposé à un moment ou à un autre de mon retour ou même avant. Il y avait des gens de partout dans les avions et les aéroports. Je me disais aussi que la Covid couvait peut-être déjà sur le site où je travaillais », a dit Damian.
Fly In-Fly Out
Pendant ses six mois au boulot, Damian faisait parfois des aller-retour entre l’Alberta et la maison. « En 20 ans, j’ai raté bien des Noël et des anniversaires d’enfant… ». Tempêtes de neige, vents violents et routes glacées sont fréquents dans les deux provinces. Et c’est sans compter les problèmes mécaniques des avions et les changements d’horaires des transporteurs aériens. « Depuis Covid, c’est encore pire!(…)
« Les seuls vols autorisés à Terre-Neuve en provenance d’autres provinces arrivent à St. John’s, tard en soirée ou après minuit. Il n’y a plus de vols aux autres aéroports de l’île, soit Deer Lake et Gander. Pour plusieurs personnes de la province travaillant en mode Fly In Fly Out (en français – travailleurs aéroportés), l’aéroport le plus près de leur maison est donc à 10 heures de route et même plus avec la présence du coronavirus. Comme les gens doivent se mettre en quarantaine en arrivant, plusieurs doivent se louer une chambre avant de prendre la route vers la maison puisqu’ils ne peuvent loger chez des proches dans la capitale », a souligné Damian pendant notre conversation en avril.
Damian est-il vraiment un Fly In, Fly Out ou FIFO? Oui et non. Disons qu’il est un FIFO à cycle long. Quand il travaille en Alberta, il loue une chambre chez des Terre-Neuviens qui ont déménagé à Fort Mac, et se rend au boulot en autobus nolisé par son employeur, un sous-traitant du géant pétrolier Syncrude. Durée du trajet, dans ce cas, 1 h 30 en moyenne, matin et soir. Avant Covid, son rythme de rotation était 7 jours au boulot, 12 heures par jours, sans interruption, suivis de 7 jours de congé.
Selon les employeurs, les rythmes de rotation peuvent être 10-10, 14-14, et plusieurs autres variantes. « Ceux qui ont des conjoints et des enfants à Terre-Neuve essaient de revenir le plus souvent possible. Mais à cause du temps de déplacement, ils n’ont pas vraiment 10 ou 14 jours avec leurs proches », a noté Jane, une Terre-Neuvienne qui a travaillé en Alberta pendant plusieurs années avant de décréter « Ça suffit, c’est pas une vie! » et de rentrer à la maison, pour le bon. Avant de choisir de respirer à temps plein l’air salin, Jane faisait des ménages dans des camps de travailleurs, un boulot difficile où ses collègues étaient pour la plupart des « travailleurs étrangers temporaires », originaires de partout au monde. « C’est un peu une tour de Babel. Je suis pas convaincu que les directives sanitaires Covid sont traduites en plusieurs langues par toutes les compagnies et les sous-traitants », notera-t-elle aussi.
Vivre dans un camp pendant les jours de travail fait aussi partie du mode de vie classique des FIFO. Une fois le congé venu, ils doivent céder leur chambre au suivant. « Plusieurs de ceux qui font du 14-14 dans le nord de l’Alberta vont passer leur congé à Vegas. C’est moins loin que Terre-Neuve et les vols sont moins chers », dira aussi Sarah pendant nos échanges. Malgré la baisse de ses revenus post-Alberta, elle ne regrette pas un seul instant sa nouvelle vie. « Quand tu descends de l’avion à Fort Mac, il y a une odeur… », a-t-elle lancé. « Une odeur de quoi Alice? », que je lui ai demandé. « Une odeur d’argent », a-t-elle dit.
Les camps, justement.
Dans les environs de la ville de Fort McMurray, il y a plus d’une quarantaine de camps qui hébergent des FIFO, nous apprend la consultation du média en ligne oilsandsmagazine.com
À lui seul, le camp Wapasu du site Kearl Lake d’Imperial Oil, point de départ du nid d’infection de Covid-19 qui s’est propagé à Terre-Neuve et dans quatre autres provinces, incluant l’Alberta, a plus de 5100 chambres. La visite virtuelle de ses installations extérieures vaut le détour.
On peut même visiter une chambre, en passant d’abord par le corridor d’une des ailes du camp.
Quand j’a rejoint Steven, un FIFO de la péninsule de la péninsule nord de Terre-Neuve, il m’a informé d’abord n’avoir jamais travaillé dans les sables bitumineux albertains. Par contre, la vie de camp, il connaît. Au fil des ans, il a chambré près d’une mine à l’île de Baffin, au Nunavut, et plus récemment au camp du chantier du projet hydro-électrique de Muskrat Falls, au Labrador. « Certains camps sont meilleurs que d’autres mais les risques pour la santé sont à peu près les mêmes partout. Quand quelqu’un éternue dans un camp, c’est tout le monde qui a la grippe », a-t-il résumé d’entrée de jeu lors de notre entretien téléphonique, avant de décrire, étape par étape, les risques pour un FIFO d’attraper la Covid, ou n’importe quel autre virus une fois arrivé à l’aéroport le plus près de son site.
« Quand tu descends de l’avion, tu vas prendre tes bagages qui ont été empilé dans la soute avec tous les autres. Puis, si tu arrives par un vol nolisé, tu prends un autobus bondé. À l’arrivée au camp, tu fais la file pour avoir la clé de ta chambre. Tu vas à ta chambre en marchant dans des corridors étroits. Si t’es chanceux, tu as une salle de bain privée. Sinon, tu la partages avec une ou deux autres personnes. Tu t’installes, tu dors, tu te lèves, tu déjeunes à la cafétéria bourrée de monde. Tu prends un autobus pour aller sur le site. Et tu fais la file pour pour passer à la barrière du site. Tu fais ta journée et tu reviens en autobus, tu vas dans ta chambre, tu manges, tu appelles ta famille, des fois, tu t’occupes en jouant au pool ou en allant dans la salle de conditionnement physique, tu te couches… Et ça recommence ».
Garder une distance de 2 mètres dans l’avion, dans l’autobus, à la barrière? Se laver les mains régulièrement? Désinfecter tous les objets et les surfaces touchées? « C’est pas totalement impossible mais j’ai mes doutes », dit-il avec ironie.
De quatre mots à un
Avant la pandémie, les FIFO anglophones résumaient la vie dans un camp en quatre mots : « Eat, Work, Shit, Sleep ». Depuis Covid, un seul est souvent utilisé pour la décrire : prison. C’est que pour éviter la propagation, tous les locaux de divertissements des camps sont fermés, les boîtes de lunch ont remplacé la consommation des repas aux tables des cafétérias et tout le monde est fortement invité à rester dans sa chambre après le travail. En cas de symptômes, de soupçons d’infection ou de test positif, le « rester à la maison » devient « rester dans sa chambre ». La bouffe est alors livrée à la porte des malades avec seule sortie possible, des visites à la salle de bain.
Prison donc, avant et après le travail. Au retour à la maison pendant les jours de congé? La prison aussi… À Terre-Neuve-et-Labrador, dans les deux premiers mois de l’état d’urgence, les FIFO de retour dans l’île devaient obligatoirement s’isoler pendant 14 jours, en respectant la distance de deux mètres avec les membres de leur famille immédiate ainsi que l’interdiction de sortir du périmètre de leur lieu d’isolement qui accompagne une quarantaine Covid. Les moyens de s’adapter à cette règle ont varié selon les individus mais ils ont en commun d’avoir prolongé l’isolement qui étaient déjà leur lot dans les camps. Comment continuer à vivre dans un tel contexte? Certains ont envisagé ou pris des décisions drastiques.
Mieux vaut déménager
Syvia, travailleuse à temps plein dans le secteur de la santé et mère de deux enfants, a réorganisé la maison familiale situé sur la péninsule de Bonavista en mode Covid pour accueillir son homme à son retour de Colombie-Britannique pendant sa pause d’avril. « J’ai préparé sa chambre au sous-sol, où il y a une petite salle de bain. Nous avons pris nos repas à des heures différentes. Sur une période de sept semaines, nous avons pu vraiment être en contact pendant quatre jours. Je comprends et je suis d’accord avec des mesures strictes pour empêcher la contagion, mais obliger ces gens-là à ne pas dépasser les limites de leur terrain pendant 14 jours, c’est inhumain », a-t-elle résumé lors d’un entretien téléphonique en mai.
Le mari de Sylvia travaille dans une mine et vit dans un camp aux règles sanitaires strictes. « Il a un bon employeur », a-t-elle tenu à préciser. Pour éviter d’attraper le virus, son amoureux passe ses soirées dans sa chambre au camp, à regarder des films et à jaser avec les siens au téléphone ou à leur faire coucou par Zoom. Comme dans les autres camps, peu importe où ils se trouvent, impossible de se divertir autrement : tous les espaces de rencontres collectives sont fermés. « Il est en prison là bas. Il est en prison ici, et en plus, il est vu par certains au village comme un criminel en puissance. Je suis inquiète pour sa santé mentale et celle de nos enfants. Ils ont besoin de leur père et lui a besoin d’eux », a-t-elle confié avec émotion – sans jamais de plaindre d’être privée de ses propres besoins…
Incapable d’envisager un tel arrangement pour les mois à venir, Sylvia et son mari ont commencé à envisager sérieusement en avril l’option de déménager dans une province n’obligeant pas la quarantaine pour les voyageurs arrivant en avion en provenance d’autres régions du pays. C’était le cas, au moment de nos échanges et encore aujourd’hui, en Colombie-Britannique, en Alberta, au Manitoba, en Saskatchewan, en Ontario et au Québec.
Quand j’ai demandé à Sylvia s’ils étaient prêts à quitter Terre-Neuve pour toujours, elle a expliqué que leur plan était plutôt d’aller vivre ailleurs pour un an ou deux, selon l’évolution de la bataille contre Covid, et de revenir à dans l’île pour permettre à ses enfants de célébrer leur graduation du secondaire avec leurs camarades de classes. Je lui aussi demandé quels assouplissements pourraient les faire renoncer à cette option. « Je voudrais qu’il puisse aller, même tout seul, pêcher la truite, faire une randonnée pédestre, une ballade dans son camion », m’at-t-elle donné en exemple.
Le 30 mai, la médecin en chef de Terre-Neuve-et-Labrador, la Dre Janice Fitzgerald, a exaucé ses désirs. Depuis, les Terre-neuviens travaillant en rotation peuvent, à leur retour dans la province, sortir de leur cour pour faire des activités de plein air en solitaire. Ils peuvent aussi avoir des contacts avec les membres de leur famille immédiate sans se tenir à deux mètres. L’entrée dans des commerces et tout autre lieu fermé leur est toujours interdite. Ce jour-là, j’ai fait virtuellement coucou à Sylvia pour connaître sa réaction. « Oui, mon mari va pouvoir prendre une marche. Nous sommes tellement contents ». Le couple a abandonné l’idée de quitter son village.
Mieux vaut déménager, bis
Andrew, un trentenaire natif de la Baie Saint-Georges, sur la côte ouest de Terre-Neuve, travaillait à Kearl Lake quand la présence de Covid sur ce site a été annoncée, le 15 avril. Martina, sa conjointe avait aussi un emploi à Kearl Lake. Le couple a une petite fille de trois ans, que gardait la mère d’Andrew venue en visite en Alberta avant le début de la pandémie pendant qu’ils étaient au boulot. Leur arrangement Covid? « Nous avons compris bien vite que faire l’aller-retour entre Terre-Neuve et l’Alberta serait impossible pendant plusieurs mois. Nous avons décidé que notre petite fille prendrait un vol vers la Baie Saint-Georges avec ma mère et que nous resterions en Alberta à temps plein jusqu’en octobre ou novembre », a résumé Andrew. « Ça nous crève le coeur mais nous sommes convaincus que c’est la meilleure façon de garder tout le monde en sécurité ».
Le couple a pris du même souffle une autre grande décision : acheter une maison dans le village natal d’Andrew, s’y établir, pour de bon, cet automne et tenter de gagner sa vie… le moins loin possible. « Plusieurs de mes connaissances qui travaillaient ailleurs au Canada ont fait le même choix après quelques années en mode FIFO. Ils ont préféré des emplois beaucoup moins bien payés pour pouvoir être la maison à tous les jours », m’a confirmé un agent d’immeubles de St. John’s croisé sur un sentier en mai.
Alice et son renard magique
Je ne saurai jamais si la petite Alice et son renard aux pouvoirs magiques vivent aujourd’hui à Terre-Neuve ou en Alberta. J’ignore aussi si elle voulait voir son père, sa grand-mère ou un petite voisine déménagée à Fort Mac. Ce que je sais, c’est qu’elle est loin d’être seule à rêver d’un tel héros dans la province.
Je le sais entre autres à cause des recherches menées depuis des décennies par Barbara Neis, codirectrice, avec Katherine Lippel , du Partenariat On the Move, consacré à la main-d’oeuvre mobile.
C’est avec ces deux femmes de savoir et d’action, que j’ai poursuivi le voyage sur les traces d’un cas de Covid-19 à Terre-Neuve en provenance de l’Alberta. Prochain départ, le 22 juin, si aucun pépin mécanique ne survient entretemps.
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