Pourquoi pas


Le printemps dernier, j’ai gagné un prix cher à mon coeur : un Arts and Letters Award remis par le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador pour un texte en français. Aujourd’hui, dans la canicule montréalaise qui a, on le sait maintenant, précédé un violent orage, j’ai glissé à une amie de longue date avoir reçu cet reconnaissance de la légitimité de mon désir d’écrire autrement. Le voici.

Pourquoi pas

Elle avait peut-être six ans. Ce jour-là, la lumière était douce dans les montagnes de sa vallée. Côté est. Et, à l’Est, justement, il s’était produit un événement très important, avait dit la maîtresse d’école. Là-bas, très loin à l’est, une nouvelle province s’était ajoutée à son pays, quelques années avant sa naissance.

Elle ne se souvient plus de la couleur de cette province, sur la grande carte aux teintes pastel affichée sur les murs de la classe. Elle ne sait plus très bien si on lui avait dit que c’est une île immense. Elle se rappelle seulement avoir appris qu’il y a pas très loin de ses rivages, des grands bancs de poisson. Des bancs? Pour s’asseoir? Non. Des bancs, formés par des milliers, des millions de poissons, peut-être. De morues énormes, surtout.
Elle avait alors imaginé que bien loin à l’Est, des millions de menés géants tournant en rond, en rangs serrés, en silence.

De l’île elle-même, elle croit qu’on ne lui a rien dit.

Elle venait de rentrer d’une longue marche avec son chien et pestait en silence contre la nième panne électrique qui l’empêchait de se faire un chocolat chaud. Elle en avait pourtant grand besoin. La ballade avait débuté au soleil. Et puis, des vents forts lui avaient fait perdre le souffle. Ses vêtements étaient totalement trempés. La brume opaque l’avait empêchée de voir le va-et-vient des navires dans le port, si près. Et elle avait failli perdre pied sur la glace noire.

Un appel du Continent est venu interrompre l’étrange silence installé dans les maisons privées du ronron du frigo. « Quel temps fait-il dans ton île? », avait demandé sa vieille amie. « Aujourd’hui, il fait tous les temps », lui avait-elle répondu. Elles avaient ensuite parlé de la pluie et du beau temps. De la pluie surtout. « Un jour, tu devras m’expliquer pourquoi tu vis là-bas », avait insisté sa vieille amie. « Certainement pas à cause de la météo! », lui avait-elle répondu en riant. « Un jour, il faudra bien que tu m’expliques », avait insisté sa vieille amie, avant de raccrocher.

De l’île elle-même, elles ne se sont rien dit.

***
Elle avait peut-être dépassé la cinquantaine quand sa fille lui a offert un petit carnet, parfait pour noter ses découvertes et humeurs de voyage. Il était là, tout près, vide de mots. Elle s’est installée près d’une fenêtre avec vue sur le port, avec la ferme résolution de remplir les pages de son petit carnet d’une réponse à la question de sa vieille amie.

Elle en était à l’avant-dernière page de son petit carnet quand elle constata y avoir inscrit, puis rapidement rayé, toutes les justifications logiques de ce que sa vieille amie considérait comme un exil.

Le boulot? Il est, ces jours-ci, bien précaire. La bouffe? Elle déteste les fish and chips. Les arts et la culture? La ville où elle vivait offre plus encore. Les amours? Rien à signaler. Le coût de la vie? Trop cher. Les gens? Certains sont brillants et adorables et d’autres sont cons et antipathiques, comme partout ailleurs. Les paysages? Il s’en trouve de fabuleux dans sa contrée natale.

De l’île elle-même, elle n’avait encore rien écrit.

***
Et puis, elle s’est rappelé…

Elle avait peut-être six ans. C’était l’été. Elle avait tenté en vain d’attraper des menés qui tournaient en rond, en rangs serrés et en silence, près des rives de son grand lac. Il faisait soleil. Et puis, le vent s’est levé et un bruit assourdissant a retenti au loin. « Viens vite sur la galerie », lui dit son père.

Elle s’est assise à ses côtés, dans une chaise Adirondak rouge. Et pendant une heure, ils ont regardé l’orage et écouté ensemble, les bruits de la pluie se fracassant sur les rochers près du chalet, le vent faisant claquer les arbres sur ses murs et le silence qui suit, quand une panne électrique a interrompu le ronron du frigo.

Elle se souvient, comme si c’était hier, s’être tournée vers son père et lui avoir dit : « C’est beau et grand la pluie! »

***
Elle revient d’une courte marche avec son chien. Les trottoirs étaient glissants, et le vent, à couper le souffle. De la fenêtre ouverte de son bureau, elle entend le ronron des navires du port venus livrer des poissons congelés pêchés en Asie. Elle voit des grues qui annoncent l’inauguration prochaine d’un stationnement en hauteur. Le fond de l’air, froid et humide, la glace. Elle ferme la fenêtre. Elle se prépare un chocolat chaud. Et elle écrit dans son carnet, à l’intention de sa vieille amie : « Pourquoi? Pourquoi pas ».

Elle retourne près de la fenêtre. Le brouillard se lève. La pluie tombe maintenant en fines gouttelettes sur la galerie de la maison. Le vent s’est arrêté.

Elle ouvre à nouveau son petit carnet et écrit, sur la dernière ligne : « Et si c’était, justement, à cause de la météo? ».

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